Peer Reviewed Article

La Poétique de la Trace et Tamazgha

AUTHOR: Nabil Boudraa

 La Poétique de la Trace et Tamazgha

Nabil Boudraa
Oregon State University

Résumé:

Cet article analyse le concept de la trace et son fonctionnement dans l’histoire de Tamazgha. Il s’agit donc d’expliquer comment cette poétique de la trace se manifeste dans plusieurs domaines, à savoir la littérature, le cinéma, la chanson contestataire, la toponymie, la linguistique, la tradition orale, la mythologie, la culture populaire, et même l'art rupestre, parmi tant d’autres. Je postule que la “poétique de la trace” a été essentielle pour non seulement préserver la civilisation amazighe dans son ensemble, mais aussi de transmettre la mémoire collective des peuples amazighs à travers des siècles, voire des millénaires. Par ailleurs, je souscris au discours d’Edouard Glissant que la trace est aussi une pensée alternative qui résiste à la fausse universalité des discours systémiques sur l'histoire. Cette étude repose sur deux parties complémentaires. D'abord, le cadre théorique qui emprunte aux travaux d’Edouard Glissant, Paul Ricoeur, Jacques Derrida, Michel de Certeau, Walter Benjamin, Maurice Blanchot et Pierre Nora, entre autres. La seconde partie constitue mon analyse des produits culturels issus des différentes disciplines citées précédemment.

Mots clés: mémoire, histoire, trace, anamnèse, culture.

 

Alors que j’écrivais la première version de cet essai, je découvre un livre assez étrange, avec un titre provocateur, Inventing the Berbers (Rouighi 2019). L’auteur qui se base exclusivement sur les archives arabes, nous dit en résumé que les Berbères (en tant que groupe homogène) n’existent pas vraiment. Je postule dans cet essai que, contrairement aux archives, c’est par la poétique de la trace (véhiculée par la mémoire collective) qu’on arrive parfois à mieux explorer le passé d’un peuple quelconque. Je réponds, chemin faisant, aux propos de Ramzi Rouighi que Tamazgha[1] a existé bien avant les historiens arabes, et que ce ne sont pas ces derniers qui ont “créé” Tamazgha, mais plutôt l’inverse.

En plus de ce genre d’hypothèses erronées sur l’histoire de l’Afrique du Nord, il en existe plusieurs et ce depuis l’Antiquité, à commencer par les Romains et leur falsification de l’histoire. Rappelons le cas de Salluste qui, dans sa Guerre de Jugurtha, ne se prive pas de nous présenter le roi berbère comme sanguinaire, vicieux, et corrupteur. Salluste fabrique ainsi sa propre version de l’histoire de la Numidie qui convient à son projet, à savoir la critique de ses rivaux à Rome. Au Moyen Âge, certains historiens arabes adoptent la même démarche en altérant la vraie histoire de Tamazgha pour justifier plusieurs faits dont la conquête arabo-musulmane. Quelques siècles plus tard, certains historiens et écrivains français ne se privent pas, à leur tour, de proposer des visions idéologiques, teintées de folklorisme et d’exotisme qui contribuent évidemment à l’écriture d’une histoire falsifiée, raturée et enfouie de l’Afrique du Nord.

Cette historiographie erronée nous a donné aujourd’hui plusieurs constats: d’abord, un paradoxe assez difficile à comprendre. Tamazgha a une histoire plusieurs fois millénaire et pourtant l’histoire officielle la concernant semble aussi superficielle que pauvre. Puis, même à l’aube de ce troisième millénaire, la majorité des habitants de Tamazgha ne savent vraiment pas qui ils sont, car ce discontinu historique nous a empêché d’être nous-mêmes, d’où les problèmes d’identité, de cohésion nationale, de langues, etc. Il faut tout de même ajouter que l’histoire de Tamazgha (la période préislamique, en particulier) ne figure pratiquement pas dans les manuels d’histoire (Remaoun 1993).

Comment alors expliquer cette permanence de la culture amazighe malgré cette scotomisation et toutes les apories de l’historiographie que je viens d’évoquer? Je postule que c’est par la poétique de la trace qu’il faut examiner la “vraie” histoire de Tamazgha et non par les archives écrites par certains historiens, qu’ils soient arabes ou européens, de l’Antiquité ou du Moyen Âge, de la période coloniale ou postcoloniale.

J’emprunte cette notion de “traces” au grand écrivain et philosophe martiniquais, Edouard Glissant, qui lui s’en sert pour décrire la problématique de l’histoire dans les Caraïbes. Même si les contextes sont évidemment différents, nos démarches se rejoignent sur plusieurs aspects. Je n’emploie pas le mot “ poétique ” dans le sens esthétique, mais plutôt dans le sens épistémologique et empirique. Donc, il ne s’agit pas simplement d’une recherche de traces comme marques, mais aussi d’un concept et de toute une vision qui vont à l’encontre de l’historiographie officielle et erronée sur Tamazgha. Quant au mot “traces” je l’emploie dans le sens “d’empreintes” ou de “vestiges du passé” ou encore mieux, dans le sens que lui donne Paul Ricœur, à savoir “les témoignages non-écrits.” Donc, en l’absence d’une histoire et d’une historiographie écrites par les Imazighen eux-mêmes, la trace a permis non seulement de préserver l’histoire profonde de Tamazgha mais aussi de rappeler à tous qu’il y a eu un fonds culturel commun. Contrairement à ce que dit Ramzi Rouighi, la mémoire collective amazighe n’a pas été inventée par une quelconque idéologie, mais a réellement existé à travers des siècles, pour ne pas dire des millénaires. Si on devait justement pousser l’histoire profonde de Tamazgha au paléolithique, le travail de Malika Hachid sur l’archéologie nord-africaine confirmerait notre thèse et l’installerait dans une plus longue durée. Dans la partie consacrée à la linguistique historique dans son œuvre magistrale, Les Premiers berbères entre Méditerranée, Tassili et Nil, Hachid nous démontre comment la langue berbère tire son origine des temps les plus anciens. Les proto-langues africaines, nous dit-elle, “dont l’ancêtre du berbère, sont, elles antérieures à l’agriculture et à la domestication, et leurs premiers locuteurs remontant à la préhistoire des chasseurs-cueilleurs” (Hachid 2001, 37). Ceci contredit donc clairement les thèses selon lesquelles les Imazighen sont une fabrication de l’historiographie. La langue amazighe a constitué un des premiers socles sur lesquels repose Tamazgha. Nous verrons plus loin comment d’autres traces (à part la langue) nous renvoient à ces anciennes origines. 

1. Mémoire ou histoire? 

Pour commencer, il faudrait souligner que cette occultation de la dimension amazighe dans l’histoire officielle de Tamazgha est aussi endogène aux Imazighen eux-mêmes, car ils n’ont tout simplement pas écrit leur histoire. Dans ce sens, ils n’ont pas d’histoire (dans le sens occidental du terme) puisque ce sont les autres (c’est-à-dire les colonisateurs successifs) qui l’ont écrite pour eux et sans eux. Autrement dit, cette aporie de l’histoire nord-africaine décrite plus haut est due aussi à l’oralité. Dans ce sens, Jacques Derrida avait bien raison de souligner la primauté de l’écriture sur l’oralité, car l’écriture permet la fixation de l’histoire. Il ne fait pas l'ombre d'un doute que les cultures occidentales se basent pour la plupart sur des textes fondateurs écrits (La Bible, La Chanson de Roland, Gilgamesh, etc.) Or, les Imazighen n’ont que leur mémoire collective et leurs traditions orales comme outils. En somme, leur oralité constitue à la fois leur richesse mais aussi leur talon d’Achille. Ils sont ainsi victimes de leur propre oralité. Mais, c’est aussi grâce à cette tradition orale que les Imazighen ont pu sauvegarder leur mémoire populaire, et c’est là tout le paradoxe.

Tamazgha est donc le lieu d’une histoire faite de ruptures, de discontinuité, de conquêtes successives, d’effacements, d’exclusions, mais heureusement que le passé n’est pas l’apanage des historiens. Il y a la mémoire collective, et c’est précisément celle-ci qu’il faudrait mettre en évidence. Les ancêtres nous ont transmis les traces du passé à travers des siècles et des millénaires, et ce grâce à leur mémoire et à leur imaginaire créatif. C’est donc ça aussi l’histoire. Qu’est-ce que l’histoire après tout, si ce n’est “une science des traces” comme disait Paul Ricœur (2003, 15). Mieux encore: la mémoire diffère de l’histoire (et la surpasse même) car elle porte l’âme du peuple. Pierre Nora nous dit que la mémoire est:

La vie, toujours portée par des groupes vivants et à ce titre, elle est en évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de l’amnésie … La mémoire est un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel; l’histoire, une représentation du passé. Parce qu’elle est affective et magique, la mémoire ne s’accommode que des détails qui la confortent ; elle se nourrit de souvenirs flous, télescopant, globaux ou flottants…La mémoire s’enracine dans le concret, dans l’espace, le geste, l’image et l’objet. L’histoire ne s’attache qu’aux continuités temporelles. (Ricoeur 2003, 15)

Quel lien existe-t-il alors avec notre postulat? Fondamentalement, la trace trouve sa base dans la mémoire plutôt que dans l'histoire, en particulier l'histoire officielle qui a tendance à la négliger, la marginaliser, voire l'effacer. Il est donc crucial de faire une distinction entre l'histoire et la mémoire collective. Le travail de Maurice Halbwachs s'avère particulièrement pertinent dans ce contexte. Dans son ouvrage intitulé “La Mémoire collective,” il éclaire précisément la distinction entre ces deux approches du passé. Selon lui, la mémoire collective, à la différence de l'histoire, repose sur une continuité qui n'est pas artificielle. Elle retient du passé uniquement ce qui est “vivant ou susceptible de vivre dans la conscience du groupe qui l'entretient. Par définition, elle ne dépasse pas les limites de ce groupe” (Halbwachs 1950, 70). Cette notion corrobore notre propos que quand les historiens rédigent l'histoire d'un groupe auquel ils n’appartiennent pas, ils laissent souvent de côté des éléments cruciaux qui leur échappent. Les traces abordées dans notre article illustrent parfaitement cet aspect.

2. La mémoire et son corollaire: La trace 

“Ce pays [l'Algérie] n'est pas encore venu au monde: trop de pères pour naître au grand jour, trop d'ambitions déçues, mêlées, confondues, contraintes de ramper dans les ruines” disait Kateb Yacine dans son chef-d’œuvre, Nedjma (1956, 183). A vrai dire, cette phrase résume à elle seule le sort pas seulement de l’Algérie, mais de Tamazgha en général car il s’agit bien de toute une terre et pas seulement d’un seul pays. Tamazgha n’est pas seulement la Kabylie ou l’Ahaggar mais tout cet espace qui s’étend de Siwa en Égypte aux Îles Canaries dans l’Atlantique, et de la côte sud de la Méditerranée aux différentes régions du Sahel.  Au milieu de ce discontinu historique, du non-écrit, de la fragilité de l’oralité, des carences du présent, et des appréhensions du futur, il y a les ruines, donc les traces. C’est bien elles qui ont permis la permanence de cette culture (plutôt de ces cultures) amazighes à travers toute l’Afrique du Nord. Les traces ont ainsi établi des liens non seulement entre les siècles, mais aussi entre les régions. Il serait donc opportun de promouvoir cette idée de la trace dans divers domaines, afin de redécouvrir de manière juste notre passé, de le dépoussiérer, puis d'en faire une base permettant d’exorciser le cauchemar du présent. Ce processus permettrait également de proposer de nouvelles perspectives sur l'identité nord-africaine, émanant du peuple et qui serait inclusive et horizontale, ou, comme dirait Édouard Glissant, “rhizomatique.”[2]

Cette démarche va à l’encontre des méthodes et des discours historiographiques européens et arabo-islamiques sur Tamazgha qui ont justement conduit à la situation actuelle avec toutes ses problématiques. Édouard Glissant nous explique en quoi cette pensée de la trace diffère des autres pensées et des autres systèmes:

 

La pensée de la trace me paraît être une dimension nouvelle de ce qu’il faut opposer dans la situation actuelle du monde à ce que j’appelle les pensées de système ou les systèmes de pensée. Les pensées de système où les systèmes de pensée furent prodigieusement mortels. La pensée de la trace est celle qui s’oppose aujourd’hui le plus validement à la fausse universalité des pensées de système. (Glissant 1996, 17)

Les “pensées de système” dont parle Glissant renvoient au principe d’universalité, qui a tendance à ignorer le particulier et à s’opposer à la diversité du monde. Le système jacobin et centraliste français ainsi que ses corollaires dans les pays nord-africains ont justement produit les situations d’exclusion, de marginalisation et d’injustice que les peuples amazighs ont vécues pendant et après la colonisation. Après le comment et le pourquoi des traces, examinons quelques exemples pratiques.

3. Sur la signification de quelques traces:

 

Si on prend n’importe quelle expression artistique ou littéraire, on remarque que la trace constitue un paradigme. Ce concept de la trace va d’un mot à un fait historique, d’un motif sur un tapis berbère à une chanson populaire, d’une incise littéraire à des ruines, d’une mise en abyme d’un film à l’art rupestre. Prenons le mot “aroumi” en kabyle. Il désigne le “Français ” même si la connotation originelle renvoie au “Romain.” Donc, cette trace dans la mémoire collective qui a traversé deux mille ans d’histoire, confond les colonisateurs mais nous permet non seulement de ne pas oublier mais surtout de faire un travail d’anamnèse collective. Sans avoir recours aux archives écrites, le Nord-africain sait à peu près qu’à un moment donné le Romain est passé par sa terre. Idem pour le mot “lbokhssa” en kabyle, qui veut dire trahison. Ce mot renvoie au roi berbère Bocchus, beau-père de Jugurtha, en référence à sa trahison en livrant Jugurtha au général romain Marius en l’an 104 A-J.C. L’imaginaire du peuple produit un mot à partir d’un fait historique pour en faire un concept et ainsi préserver le fait historique lui-même de l’oubli. Il ne fait pas l’ombre d’un doute que ce mot a traversé des siècles pour véhiculer cet épisode tragique de l’histoire amazighe. De la même façon, en Kabylie on dit d’une femme enceinte qui a envie de certains plats “thtsinith thmatuth” en référence à Tanit, la déesse de la fertilité.  Dans ce cas, le mot en question (Tanit) garde la mémoire de cette mythologie punico-berbère, aussi vieille que le monde.

On retrouve beaucoup ce procédé dans la chanson populaire, particulièrement la chanson contestataire kabyle (Matoub Lounès, Idir, Aït Menguellet, et Meksa pour ne citer que ceux-ci), et un peu dans le châabi, comme El Hachemi Guerrouabi, en particulier. Ces chanteurs relatent certains faits historiques qui restent obscurs du fait de l’historiographie officielle. Idir invoque le visage de Jugurtha dans l’une de ces chansons dont le but est d’éveiller les consciences dans l’Algérie des années 70 quand le président Boumediène interdisait toute référence au passé préislamique du pays.  A la même époque, Meksa Abdelkader en fait sa spécialité puisque dans la plupart de ses chansons il ne nous raconte pas seulement l’histoire ancienne des Imazighen mais aussi leur mythologie. Loundja et Anzar sont deux chansons sur les mythes anciens, quant à Massinissa, c’est tout simplement un merveilleux hommage au grand roi numide, Massinissa.

En littérature, il suffirait de lire les romans d’Assia Djebar, Kateb Yacine, Driss Chraïbi, Tahar Djaout, pour se rendre compte des références historiques qui servent de mise en en abyme.[3] Au cinéma, il s’agirait de voir se défiler (souvent en filigrane) certains éléments qui rappellent le passé. A titre d’exemple, le film Délice Paloma de Nadir Moknèche traite de la société contemporaine en Algérie, mais il est rempli de références historiques qui n’ont, à première vue, rien à voir avec l’histoire du film, mais qui tiennent toute leur importance si on veut vraiment comprendre non seulement le film mais l’Algérie dans son ensemble. Par ailleurs, le tombeau de la Chrétienne[4] apparaît dans quelques scènes sans aucune raison apparente. De même, la statue de Caracalla devient presque un personnage dont le but est probablement de rappeler aux Algériens leur passé antique, hélas ignoré malgré son prestige (Boudraa 2016).

En somme, cela fonctionne un peu comme l’art rupestre. Un dessin millénaire sur une roche porte en lui le vécu (donc le passé) de tout un peuple. De la même manière, le motif dans la tapisserie berbère véhicule la mémoire et la culture d’une communauté quelconque. Malika Hachid, par exemple, nous explique que les motifs géométriques qu’on retrouve dans l’art rupestre de l’Atlas saharien annoncent justement le décor des arts populaires contemporains comme celui de la poterie kabyle.

S’agissant toujours de la littérature et du cinéma, Assia Djebar est un cas fort intéressant car elle fouille dans la mémoire populaire, celle des femmes en particulier, à la recherche des traces oubliées qui nous permettraient de retrouver des faits et même des pans entiers du passé nord-africain. Son film-documentaire, La Nouba des Femmes du Mont Chenoua (Djebar 1977), repose justement sur cette quête de la trace chez les vieilles femmes du Chenoua, parlant un variant du berbère, donc Tachenuit, et derja, l’arabe populaire en pratique en Afrique du Nord. Historienne de formation, elle a compris que les discours historiographiques, surtout officiels, ne sont qu’une version de ce qui s’est passé. Une autre version en parallèle existe, celle des femmes, qui est non-écrite, non-officielle, et moins érudite certes, mais authentique. Dans un de ses romans, un personnage dit: “[M]on rêve tenace…tente de rassembler les cendres du temps, de s’agripper aux traces autour des sépulcres par miracle conservés” (Djebar 1995, 163).

Djebar s’est aussi intéressée à l’alphabet berbère, comme palimpseste, donc aussi comme trace. Cet alphabet, appelé le tifinagh [ⵜⵉⴼⵉⵏⴰⵖ] en tamazight, est l'un des plus vieux de l'humanité. Il se caractérise d'ailleurs par une écriture symbolique fondée sur des caractères géométriques. Or le symbolisme géométrique est également une caractéristique de l'art berbère, qui lui remonte à l’art rupestre du paléolithique. La pérennité de cet alphabet, et de ses symboles, nous permet aujourd’hui de mesurer le tracé de cette civilisation si ancienne, et de l’opposer à la fausse histoire officielle. 

A partir d’une trace- une inscription sur la stèle de Dougga, découverte au milieu du 19ème siècle, Assia Djebar part, à travers son roman historique Vaste est la prison, à la recherche de la vérité historique autour de cette langue libyque (amazighe). Une écriture qu’on pensait morte, mais que cette inscription libyco-punique sur la stèle nous démontre le contraire. Dans ce roman, l’académicienne nous dit qu’un “mystère semble encore planer autour de l’écriture lapidaire, celle qui fut violée et emportée, mais aussi celle qui, victime de l’érosion, s’est presque totalement évanouie” (145). Plus important encore, elle nous fait savoir que c’est grâce aux femmes que cet alphabet a pu renaître de ses cendres et de survivre aux multiples siècles d’érosion. “Ils continuèrent, génération après génération, à [la] garder vivace pour un usage endogamique (avec leurs mères, leurs épouses et leurs filles essentiellement)” (145). Il est vrai que ce sont les femmes touarègues qui ont le plus utilisé cet alphabet dans la vie quotidienne. En l’écrivant sur le sable du désert saharien, ces femmes touareg se passent des messages et communiquent entre elles. Ce système de communication, entretenu par les femmes et en dehors du monde savant, est indéniablement riche et complexe.

Ces traces sur le sable, aussi fragiles soient-elles nous ont pourtant légué cette transcription linguistique, qu’on retrouve aujourd’hui sur les panneaux de signalisation et même sur la devanture des édifices administratifs dans quelques régions berbérophones, surtout au Maroc et en Algérie. En fin de compte, grâce à l’archéologie linguistique, le tifinagh constitue une preuve de l’existence de cette civilisation amazighe dès la protohistoire. Même si cet alphabet n’est utilisé dans l’histoire que rarement (comme dans les rites funéraires, par exemple) il est resté tenace et résilient.

4. Les arts figuratifs

Les arts figuratifs ont eu justement une importance indéniable dans la préservation de la mémoire et de la culture amazighe. Ces arts nous ont laissé des traces à partir desquelles nous pouvons exhumer un trésor culturel et artistique. Ces domaines esthétiques (poterie, bijoux, tapisserie, tatouage, art mural, art mobilier, etc.) passent en particulier par les femmes car ce sont surtout elles qui pratiquent l’artisanat. À travers l'expression artistique, ces femmes parviennent à transmettre leur sagesse et à conserver les connaissances anciennes, préservant ainsi la richesse culturelle de l'oubli. De plus, la similarité esthétique observée dans ces arts figuratifs, fréquemment présente dans diverses régions de Tamazgha, ne témoigne pas seulement d'un héritage culturel partagé entre les communautés amazighes, mais constitue également une raison supplémentaire de renforcer l'unité de l'ensemble de cette région.

a. Le tatouage:

Prenons le tatouage par exemple. C’est une pratique de traces chez les femmes dans l’ensemble de Tamazgha, qui consiste à inscrire des motifs sur certaines parties du corps, le visage en particulier. Ces motifs qu’on retrouve dans le tifinagh ainsi que dans quelques arts figuratifs, véhiculent toute une symbolique basée sur un animisme aussi vieux que le monde. Ces symboles renvoient donc à des valeurs ancestrales, à des rituels et à des croyances païennes, dont une partie a survécu malgré toutes les affres de l’histoire. Dans certaines régions, par contre, comme à Djerba, dans le sud de la Tunisie, et en Kabylie, cette pratique risque de disparaître car la dernière génération à porter des tatouages, c’est celle des grand-mères et des arrière-grand mères d’aujourd’hui.

b. Yennayer et l’inconscient collectif:

La fête de Yennayer est un parfait exemple pour illustrer cette notion de la trace. Yennayer (janvier en tamazight) est donc le premier mois de l’année dans le calendrier amazigh. Amenzou n’yennayer est le jour de l’an amazigh qui coïncide avec le 12 janvier du calendrier grégorien. Yennayer est marqué par des cérémonies, des offrandes et des plats divers très anciens. Il est fêté avec ferveur surtout en Kabylie, mais il l’est aussi dans toute Tamazgha, de l’oasis de Siwa en Égypte jusqu’aux îles Canaries dans l’Atlantique, de Ghadamès en Libye jusqu’à Tlemcen dans l’ouest algérien, des hautes terres du pays chaoui aux oasis du M’Zab, et du rif marocain aux côtes sud de la Tunisie. Cette fête de Yennayer est intéressante à plus d’un titre. D’abord, elle a traversé le temps malgré de longs siècles d’acculturation. Puis, il existe des régions en Algérie par exemple où on ne parle pas tamazight et où on ne se dit pas Amazigh, et pourtant cette cérémonie de Yennayer est fêtée, d’une manière inconsciente et avec engouement par ces communautés, sans pour autant en connaître la signification. C’est la mémoire collective, et non les archives écrites, qui a permis la transmission de cette cérémonie plusieurs fois millénaire. C’est cela que j’appelle aussi la trace, car ce n’est pas seulement l’objet archéologique qu’on trouve au musée, mais aussi tout ce patrimoine culturel immatériel, à savoir les pratiques, les représentations, les expressions, les connaissances et les croyances. Examinons justement un exemple de ces croyances anciennes: le paganisme. 

c. Le paganisme:

Pour celui qui a vécu en Kabylie, il lui est impossible d’ignorer la présence de quelques pratiques païennes antéislamiques. Je garde en mémoire les moments quand ma grand-mère qui nouait un fil sur les branches de notre figuier, ou de son invocation des gardiens de la maison, appelés “iaassassen l’hara” en kabyle. Il suffirait par ailleurs de lire quelques romans de Mouloud Feraoun (pour la Kabylie) et de Driss Chraïbi (pour le Maroc) pour se rendre compte que la paganité est inhérente à cette culture amazighe. Le paganisme renforce l’idée de l’ancestralité, qui elle passe, à son tour, par la re-sacralisation de la nature.  Il s’agit, encore une fois, de percer ces traces (donc ces croyances païennes) pour aboutir à un panthéisme naturiste qui proposerait, à l’inverse des religions monothéistes, un retour à la Terre Mère pour une communion sacrée avec la Nature. Dans l’univers romanesque de Chraïbi, et particulièrement dans sa trilogie berbère (1981, 1982, 1986), le personnage d’Azwaw Aït Yafelman, symbole des ancêtres, préconise un retour à un imaginaire amazighe des temps anciens. Il ne fait pas l’ombre d’un doute que sa parodie du texte coranique est une mise en valeur de cette sagesse païenne. Un personnage de Naissance à l’Aube apostrophe de cette manière:

Lis! Lis au nom de l’arbre. Il ya les racines et il ya les branches. Les branches s’effeuillent en automne; certaines d’entre elles deviennent du bois mort et il en naît d’autres pour les remplacer, nourries de la sève qui monte toujours des racines. (Chraïbi 1986, 137)

En somme, il s’agit de mettre en avant cet héritage culturel venu des temps anciens pour y puiser éventuellement des connaissances et des savoir-faire qu’on a cru perdus et qui nous fourniraient à coup sûr d’autres manières d’appréhender le monde.

d. Mythes et rites: 

Meksa, jeune chanteur kabyle des années 80 a composé une chanson appelée “Anzar” qui décrit un mythe amazigh, vieux comme le monde. Dans la mythologie amazighe, ce rite est connu sous le nom de Tislit U Anzar, c’est-à-dire la fiancée d’Anzar. Anzar étant le dieu de la pluie. En temps de sècheresse, les membres de la communauté invoquent ce dieu pour leur envoyer plus de pluie. Gabriel Camps nous décrit très bien ce rite dans l’Encyclopédie Berbère.[5] A la première écoute de cette chanson, on penserait à un simple conte d’enfant, mais de fil en aiguille on constate que ce rite, décrit dans les paroles de cette chanson (donc la trace), est toujours pratiqué dans quelques régions de Tamazgha, notamment la Kabylie, l’Ouarsenis, le Rif, le Souss et les Aurès.

Il est en fait difficile d’expliquer la pérennité des mythes et rituels amazighes qui ont traversé les siècles malgré la marginalisation imposée par tous les colonisateurs qui se sont succédé sur la terre de Tamazgha.

L’Ahellil de Gourara est un autre exemple parfait de ce patrimoine culturel dont la fragilité aujourd’hui exige des efforts pour le préserver et le faire connaître au grand public. Mouloud Mammeri a fait ce travail dans les années 70 en étudiant cette cérémonie culturelle, mais surtout en intervenant auprès de l’UNESCO pour demander la préservation de l’Ahellil du Gourara, inscrit depuis 2008 au patrimoine immatériel de l'humanité (UNESCO). L’Ahellil est un genre poétique et musical emblématique des Zénètes du Gourara, population berbérophone dans le sud-ouest algérien. Sa particularité réside dans un mélange de genres qui incluent la poésie, le chant, la musique et la danse. Cette cérémonie collective est à la fois religieuse (fêtes, pèlerinages) et profane (mariages, foires).

e. La mémoire culinaire:

On ne peut pas sous-estimer le rôle de la mémoire culinaire dans la transmission de l’héritage amazighe. Venus du fond des âges, des plats symboliques comme adharyiss, un plat qui sert à célébrer le début du printemps, et bien sûr le couscous, ce fameux plat qui a fini par conquérir le monde, servent de vecteurs mémoriels.   Le couscous en particulier est synonyme de communion et de convivialité. Il est présent à toutes les cérémonies importantes, comme le mariage, la circoncision ou la mort. Ce qui est le plus important concernant ces plats, c’est qu’ils préservent la mémoire collective. Autrement dit, ils nous renseignent, à la manière d’archives écrites, sur les temps anciens. Nous devinons ainsi grâce à ces plats et aux cérémonies qui les entourent que la céréaliculture en Afrique du Nord est très ancienne et qu’elle date de l’époque du néolithique. Nous savons aussi qu’à l’époque romaine, le roi Massinissa l’avait tellement développée que la Numidie était considérée comme “le grenier de Rome.”

Conclusion:

“Gratte un Marocain, et tu trouveras un Berbère” nous dit l’anthropologue américain, David Hart. C’est donc en fouillant ces traces et en grattant les surfaces qu’on pourra retrouver le vrai socle sur lequel il faudrait asseoir l’identité nord-africaine dans toutes ses dimensions ethniques et culturelles. Autrement dit, même si la trace nous permet de sauvegarder la mémoire collective, il faut la conjuguer avec les autres composantes culturelles de Tamazgha, et c’est justement cette créolisation qui mènera vers l’enrichissement culturel mais aussi vers une harmonisation des différentes cultures qui composent l’Afrique du Nord.

Il n’en demeure pas moins que la trace est aussi une pensée, qui, dans le cas de Tamazgha, propose une alternative aux multiples discours sur l’histoire et son écriture. “La pensée de la trace, nous dit Glissant, est celle qui s'oppose aujourd'hui le plus valablement à la fausse universalité des pensées de système.” En d’autres termes, il ne faut surtout pas reprendre les modèles occidentaux de l’histoire, basés sur la hiérarchie, l’exclusion et l’effacement, mais plutôt l’inverse, c’est-à-dire renforcer sa culture et son identité mais en même temps s’ouvrir aux autres, à l’image de l’arbre qui plonge ses racines profondes dans la terre, mais qui étend ses multiples branches vers l’espace et l’ouverture. Glissant dirait qu’il nous faut avoir une “vision prophétique du passé,”[6] c’est-à-dire ne pas comprendre la trace comme un chemin pour un retour vers l’origine, vers la racine, mais plutôt comme un lien entre le passé, le présent et le futur.

En somme, cette démarche nous permettra aussi de raccorder les différents faits éloignés dans le temps et dans l’espace. L’exemple des mots “aroumi” et “bokhs” nous renvoient, comme on l’a vu précédemment, à l’Antiquité, et ce grâce à la langue orale. Quant à l’espace, des mots en commun utilisés à Siwa en Égypte et dans le Rif marocain constituent une preuve tangible qu’il y a toujours eu un socle amazigh en commun à travers Tamazgha, ce qui contredit la thèse de Ramzi Rouighi dans son livre, Inventing the Berbers.

Je termine avec cette magnifique citation de Vladimir Jankélévitch qui résume parfaitement l’essentiel de mon propos, à savoir que malgré des siècles d’exclusion, d’effacement et de déni, il suffit d’une trace pour retrouver son passé, affirmer son existence, et reconstruire son identité: “Celui qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été: désormais ce fait mystérieux et profondément obscur d'avoir été est son viatique pour l’éternité.”  

References:

Boudraa, Nabil. 2016. “Tourner le dos à notre histoire antique est un crime.” El Watan, 17 octobre.

Camps, Gabriel. “Anẓar.” Encyclopédie berbère 6. Available at: http://www.mondeberbere.com/anzar_camps.html

Chraibi, Driss. 1981. Une enquête au pays. Paris: Seuil.

_____. 1982. La Mère du Printemps. Paris: Seuil.

_____. 1986. Naissance à l’Aube. Paris: Seuil.

Djebar, Assia. 1977. La Nouba des Femmes du Mont Chenoua. Algérie: RTA.

_____. 1995. Vaste est la prison. Paris : Albin Michel.

Glissant, Edouard. 1981. Le Discours antillais. Paris : Gallimard.

_____. 1990. Poétique de la Relation. Paris : Gallimard.

_____. 1996. Introduction à une poétique du divers. Paris : Gallimard.

Hachid, Malika. 2001. Les Premiers berbères entre Méditerranée, Tassili et Nil. Alger: Editions Ina-Yas.

Halbwachs, Maurice. 1950. La Mémoire collective. Paris: Presses Universitaires de France.

Nora, Pierre, ed. 1984. “Entre mémoire et histoire: La problématique des lieux,” in Les lieux de mémoire, I. Paris: Gallimard.

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[1] Je conçois cette notion de Tamazgha comme l’ensemble des territoires en Afrique du Nord, de Siwa en Égypte aux Iles Canaries au large du Maroc, et de la rive sud de la Méditerranée au sahel. Malgré les couches successives apportées à cette région par les différents colonisateurs, le socle reste le même. Autrement dit, si on devait représenter l’Afrique du Nord par un arbre, le fond historique de Tamazgha constitue les racines et j’ajouterai même le tronc. Les identités multiples venues par la suite constituent les braches et les feuillages de cet arbre. 

[2] Contrairement à l’identité-racine qui est verticale et qui tend à exclure les autres racines, l’identité-rhizome n’est pas contre l’enracinement. Elle s’oppose simplement à l’idée d’une racine unique basée sur le système de l’Un, qui a dominé les discours coloniaux et post-coloniaux.

[3] Le même constat pourrait s’appliquer évidemment aux œuvres écrites en arabe (classique ou derja) et en Kabyle.

[4] Le site où repose Cléopâtre Sélène, épouse du roi berbère, Juba II.

[5] Gabriel Camps, “Anẓar,” Encyclopédie berbère, 6. Mis en ligne le 01 décembre 2012: http://www.mondeberbere.com/anzar_camps.html

[6] Un autre concept développé par Edouard Glissant pour le contexte antillais.

How to Cite:
Boudraa, N., (2023) “La Poétique de la Trace et Tamazgha”, Tamazgha Studies Journal 1(1), 55-64.

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ISSUE

Volume 1 • Issue 1 • Fall 2023
Pages 55-64
Language: French

INSTITUTION

Oregon State University

Keywords: Mémoire, histoire, trace, anamnèse, culture