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Tamazgha: espace(s), langue(s) et communauté(s) en construction au Nord de l’Afrique

AUTHOR: Malika Assam

Tamazgha: espace(s), langue(s) et communauté(s) en construction au Nord de l’Afrique[1]

Malika Assam
Aix Marseille Université, CNRS, IREMAM, Aix-en-Provence, France

Résumé:

Ce texte revient sur mes usages scientifiques de Tamazgha/Amazigh. Ils visent à dépasser le dévoilement de processus de construction de savoirs par des regards extérieurs aboutissant à souligner “l’invention” des Berbères. En intégrant les acteurs étudiés, en reconstruisant leur perception de soi et du monde ainsi que leur part dans les dynamiques des sociétés maghrébines contemporaines, ces catégories permettent de prendre en compte les dynamiques endogènes et parfois autonomes dont le “moment colonial” ou les politiques volontaristes des États indépendants n’ont pas fait table rase. La démarche implique d’exploiter des productions en langue(s) berbère(s), ainsi qu’une approche ethno-historique de la production de mots, d’images et d’objets. Tamazgha oriente aussi l’analyse vers une approche décloisonnée et comparée des langues, cultures et sociétés berbérophones. Couplée à un jeu d’échelles, elle éclaire les ancrages territoriaux multiples dans lesquels se projettent et agissent groupes et individus. Deux exemples (la robe kabyle; les panthéons mémoriels amazighs) montreront l’intérêt de cette approche qui met la focale sur des faits ignorés ou délégitimés jusqu’à présent et qui questionnent la matrice linguistique et culturelle sous-tendant les États-Nations maghrébins ainsi que la capacité des sociétés et des systèmes de gouvernance à intégrer un réel pluralisme.

Mots clés:

Tamazgha, Amazigh, berbère, ethnohistoire, robe kabyle, panthéons mémoriels.

Tamazgha, Amazigh et autres connaissent un large succès grâce à leur diffusion au sein des populations berbérophones[2] par le militantisme amazigh en essor depuis le milieu du XXème s. Un usage scientifique émerge aussi depuis la fin du XXème s. et peut constituer un cadre heuristiquement fécond si ces mots sont utilisés pour repenser positionnement, méthodes et objets, amenant à renouveler les études berbères et plus largement maghrébines. Frappées d’illégitimité dans les États maghrébins post-indépendance et, par répercussion dans le champ académique français exerçant jusqu’alors sur elles un quasi-monopole, les études berbères restent minées par les positionnements idéologiques militants mais également officiels au Maghreb, l’Algérie et le Maroc ayant constitutionnalisé l’identité puis “la langue” amazighes autour des années 1990–2000. En contre-point, les difficultés concernent aussi des travaux scientifiques, français aussi bien qu’anglo-saxons, qui se contentent de mettre en évidence des processus de construction de savoirs par des regards extérieurs divers, soulignant alors “l’invention” des Berbères ou d’objets les concernant (Agostino 1994; Guerin 2011; Rouighi 2019). Elles dévoilent des constructions savantes effectives ou des instrumentalisations à but politique réalisées par des observateurs parfois aussi acteurs dans des contextes idéologiquement fortement marqués. Si on s’en tient à l’ère coloniale, on ne peut nier la manipulation du fait berbère et l’essentialisation des cultures et des identités qui ont marqué l’anthropologie née dans ce contexte. Pour autant, le dévoilement de ces constructions doit s’accompagner d’autres points de vue, intégrant les acteurs étudiés, reconstruisant leur perception de soi et du monde ainsi que leur part dans les dynamiques des sociétés maghrébines contemporaines. Ceci implique notamment d’exploiter des productions en langue(s) berbère(s).

L’emploi d’Amazigh et de Tamazgha par les berbérophones révèle en effet une conscience de soi nouvelle, en élaboration depuis le XXème s. Au-delà des discours, une approche ethnohistorique de la production de mots, d’images et d’objets dans les sociétés berbérophones permet de saisir les tentatives de construction en cours d’une langue, d’une communauté et d’un territoire communs transcendant les particularités et contestant la matrice linguistique et culturelle sur laquelle se sont construits les États-Nations maghrébins. Dans cette optique, l’usage de Tamazgha contribue à visibiliser des dynamiques communes, parfois transnationales, mais ancrées dans des sociétés que ni le moment colonial ni les États post-indépendants n’ont totalement “inventées.” Couplé à un jeu d’échelles, il invite à analyser comme fait social des constructions multiples présentant des articulations complexes avec les contextes locaux et nationaux, et non sans impacts sur les sociétés, les nations et les États maghrébins.

 

1. L’amazighité: des processus en construction

Tamazgha et autres doivent être appréhendés en tant que signes d’une des reformulations possibles[3] de la définition de soi des Berbérophones au sein du Maghreb contemporain.  

a. Du “Kabyle” au “Berbère”

Le souci de “décoloniser les sciences sociales” postérieur à l’indépendance des États africains a abouti au rejet ou à la déconstruction de catégories usitées par les regards savants européens à l’époque coloniale (Moriot 1975; Vatin 1984). En ce qui concerne une région comme la Kabylie, les travaux ont particulièrement mis la focale sur l’élaboration de connaissances qui a accompagné la conquête française de l’ex-territoire de la régence d’Alger. Ce faisant, ils semblent avoir survalorisé une “invention française de la Kabylie,” c’est-à-dire une représentation particulière de cet espace, avec une délimitation, un inventaire de spécificités peu à peu schématisées pour opposer Kabyles, puis Berbères, et Arabes (Agostino 2014). Lorcin souligne que “dès 1857, l’attention fut attirée (…) sur le fait que ce sont les Français qui inventèrent le terme de Kabylie pour désigner la région habitée par les Kabyles” (Lorcin 2005, 15). Cette survalorisation est induite par l’absence d’interrogations, que ce soit de la part des observateurs de l’époque ou de la part de spécialistes contemporains, sur les usages en langue vernaculaire pour s’auto-désigner. La période coloniale et ses effets multiples ne doivent pas occulter l’existence avant la colonisation, au sein des populations berbérophones comme ailleurs, d’entités socioculturelles relativement stables et conscientes d’elles-mêmes, que l’on doit déduire de l’analyse des représentations produites et énoncées au sein de ces sociétés (Formoso 2001, 15-19). Méthodologiquement, sur les pas de “l’histoire à parts égales,” il convient de conférer une “égale dignité” documentaire à l’ensemble des énoncés en présence (Bertrand 2011), en appréhendant de la même manière sources archivistiques ou documentaires françaises et sources en berbère rendues accessibles par des collectes nombreuses de pièces de littérature orale transcrites et traduites depuis le milieu du XIXème siècle. On aperçoit alors que la colonisation n’a pas “inventé” la kabylité (taqbaylit) en tant que référence propre à une région: aqbayli (l’individu)/taqbaylit (système de valeurs idéalisant certains comportements), indiquent l’existence d’une conscience de soi plus ancienne en tant que groupe; cette taqbaylit posée comme une injonction du passé se projette sur un territoire, désigné par leɛrac (les tribus), défini par l’ensemble des territoires tribaux, ou parfois tamurt (le pays, terme à géométrie variable) (Assam 2022, 78-84).[4] L’usage linguistique des populations berbérophones au XIXème siècle atteste la désignation d’entités régionales correspondant au nom de la langue parlée. En adéquation à la fragmentation ancienne de l’ensemble berbère, ces dénominations se sont imposées dans la pratique sociale et la conscience des groupes et des individus (Chaker 1986, 562-568).

Le “moment colonial” n’a pas fait table rase de la période précédente (Bertrand 2008). S’il faut certes déconstruire les catégories, analyser les politiques coloniales façonnées pour dominer les sociétés du Nord de l’Afrique et leurs effets (parfois inattendus), ainsi que les retombées d’un savoir en partie valorisant (Lacoste-Dujardin 1984, 262, 269, 272),[5] il convient aussi de s’interroger sur les dynamiques endogènes et parfois autonomes qui ont pu continuer à les animer. La question qui se pose dès lors n’est pas celle de l’adoption d’une catégorie berbère définie par le regard colonial mais celle de son articulation à des référents et des pratiques que l’ordre colonial n’a pas totalement effacés. Faire d’Amazigh un simple avatar de la berbérologie coloniale revient à dénier à ces populations le statut de sujets historiques actifs, biais dénoncé déjà par Camps (Camps 2007, 29). Or, ces acteurs développent désormais la conscience d’une certaine unité linguistique, culturelle et historique ce que rend le passage de Berbère à Amazigh (Tilmatine 2015).

 

b. Du “Berbère” à “l’Amazigh”

Amazigh en ce sens n’est pas le “simple calque” (Rouighi 2019, 189) de cette catégorie savante et politique façonnée à l’ère coloniale, et ce, même s’il n’y a pas traces de terme désignant l’ensemble des Berbères en langue(s) berbère(s) au XIXème siècle, lorsque naissent les études berbères. Il ne s’agit pas d’une construction ex-nihilo: certains groupes l’utilisaient alors pour s’auto-désigner. Dès le XVIème siècle, Léon l’Africain désignait par l’expression awal amazigh la “langue africaine” (Léon l'Africain 1896, 28). Deux siècles auparavant, Ibn Khaldoun, appliquant un modèle généalogique de l’histoire, fait d’un certain “Mazigh” l’ancêtre des Berbères (Ibn Khaldun 1862, 184).  L’appropriation des néologismes sémantiques Amaziɣ (le Berbère)/tamaziɣt (la langue berbère) en 1945 dans le cadre d’un militantisme kabyle intégré au nationalisme indépendantiste algérien (Benbrahim-Benhamadouche 2001, 116-118), puis sa diffusion à l’échelle du domaine berbère, doivent devenir objet de recherche non plus seulement pour la linguistique mais aussi dans ses implications historiques et sociales. Cela suppose de “prendre au sérieux” les revendications identitaires en tant que fait social, réalité empirique que l’on ne peut ignorer (Oiry-Varacca 2012).

Les sciences sociales, dans une approche constructiviste et subjectiviste, doivent appréhender toute identité comme un collectif imaginé dans un contexte historique et avec des visées politiques spécifiques. Si, à juste titre, les dérives communautaristes possibles de tout discours identitaire ont été soulignées par cette approche, il faut néanmoins se garder des excès auxquels a pu aboutir cette posture comme “prise de position idéologique susceptible de déconsidérer les revendications (…) et, ce faisant, de priver des groupes sociaux du droit de se définir par eux-mêmes” (Oiry-Varacca 2012). Analysant l’exemple marocain, Oyri-Varacca pointe le “risque de focaliser l’attention sur l’identité arabe telle qu’elle a été imposée par les acteurs institutionnels et sur l’identité berbère telle qu’elle a été stigmatisée par eux, sans valoriser les identités politiques revendiquées par les groupes minorés” (Oiry-Varacca 2012, 43-57). Au temps des États-nations, l’identité devient l’affaire des États qui privilégient des mono-identifications. A l’instar des études sur le moment colonial, l’analyse du devenir des sociétés des États post-indépendants ne peut se résumer aux catégories officielles et à leurs politiques volontaristes.

 

2. Pour une approche ethnohistorique de la production de mots, d’images et d’objets

Au-delà des discours, l’analyse d’actions et productions diverses émanant des sociétés révèle la volonté de repenser, de refaçonner les constructions nationales maghrébines. En replaçant des objets divers dans la longue durée et en décelant les interactions complexes entre discours et mesures politiques exogènes, ou pensées par le haut, d’une part, et stratégies et actions des individus et groupes sociaux ancrés dans des réalités locales d’autre part, la construction d’objets de recherche par le prisme de l’ethnohistoire permet d’appréhender pleinement les constructions contemporaines de l’amazighité.

La démarche historique permet une inscription dans un temps long. Certains matériaux, en complément aux archives ou descriptions publiées, donnent accès aux voix des populations étudiées: poésies transcrites enregistrant l’événement tel que le perçoivent les populations ou tel qu’elles souhaitent se le remémorer ; entretiens nuançant la vision administrative des archives. L’approche ethnologique intègre les cadres économiques, sociopolitiques et mentaux des populations étudiées; elle peut s’appuyer à la fois sur l’analyse des traditions orales transcrites depuis le milieu du XIXème s. et sur l’enquête, croisant entretiens, recherche documentaire et observations, qui donnent accès aux projections matérielles et visuelles affirmant des représentations de soi. Dépassant un modèle de représentation culturelle axé principalement sur le langage, l’anthropologie des images ou les approches fécondes de la culture matérielle comme “expressions matérielles de la culture” par exemple (Bromberger et Gélard 2012), confirment la richesse de l’étude des objets, la langue appréhendée comme une matière en construction y compris.

Cette approche doit s’accompagner d’un jeu d’échelles seul à même d’éclairer les ancrages territoriaux multiples dans lesquels se projettent et agissent groupes et individus. Une approche décloisonnée et comparée des langues, cultures et sociétés berbérophones permettait déjà à Camps de mettre en évidence des continuités au sein du monde berbère et du Maghreb rural en général (Camps 2007, 13-18). Ce cadre s’avère désormais incontournable pour saisir les dynamiques actuelles dont les effets, dépassant le cadre de la militance amazighe transnationale, peuvent toucher l’ensemble des sociétés maghrébines.

3. De tamurt à Tamazgha: un nouveau cadre d’analyse

 Deux exemples montreront l’intérêt de cette approche et de ce cadre.

a. La robe kabyle, tradition inventée et fabrique de l’amazighité (Assam 2023; Assam B)

Apparu au début du XXème siècle, en Kabylie suite aux bouleversements économiques, techniques et culturels provoqués par la colonisation qui a déséquilibré le système économique ancien, ce vêtement, issu d’un emprunt probablement diffusé par les Sœurs Blanches, a été façonné pour être intégré à un système vestimentaire précolonial commun aux femmes du Maghreb rural (deux pièces en général tissées en laine dont un survêtement drapé et attaché avec des agrafes). Les études antérieures insistaient sur l’inadaptation technique et économique de cette nouvelle pièce (Balfet 1981, 33, 38; Laoust-Chantréaux 1990, 58).[6] J’ai au contraire essayé de montrer, grâce à la mise en évidence d’un modèle pan-berbère commun aux sociétés précoloniales, et grâce à l’observation de cet objet et de sa place dans la littérature orale, comment les femmes kabyles, produisant un vêtement désormais cousu à partir de cotonnades importées, ont renouvelé des aspects fonctionnels, esthétiques et symboliques de ce système vestimentaire. L’emprunt n’a pas juste été imité mais a cristallisé certains traits répondant aux habitudes locales, notamment aux techniques du corps féminin: l’ampleur des jupes correspondait aux habitudes posturales de travail ; l’ampleur et la profonde ouverture données au corsage formaient une vaste poche permettant aux femmes d’enfouir des objets divers à la manière de la robe drapée. Les valeurs attribuées à la laine ont été transférées à cette nouvelle pièce qui a aussi servi de support pour exprimer un savoir-faire esthétique incorporé comprenant un goût pour les contrastes, la géométrie et la symétrie. Les variations progressives dans la coupe et les décors montrent la constitution d’un savoir local différencié permettant de signifier une identification à un groupe local: référents villageois ou tribaux identifiant ces différents modèles rappellent le maintien de ces repères précoloniaux dans l’appréhension de l’espace et de la société kabyles.

Cette robe devenue kabyle connaît ensuite de nouveaux usages sociaux. A partir de 1990, le militantisme amazigh l’érige en “habit traditionnel” et en patrimoine qui permettrait de sauvegarder l’identité kabyle/amazighe. Appuyant ici la définition d’une contre-culture nationale face à la définition officielle d’une identité arabo-islamique dominant depuis l’indépendance, les discours générés sur l’objet transmettent de nouvelles représentations confirmant un rapport moderne à la culture, dans lequel cette dernière peut s’incarner dans des choses et devenir “l’objet d’un culte.” Servant une fonction sociale et politique nouvelle en légitimant une identification collective par l’énonciation d’une continuité avec l’ordre ancien fondé sur la tradition (Babadzan 1999, 31-33), il a fini par cristalliser des tensions qui marquent le champ politique : cette robe est érigée en emblème de l’identité amazighe face à sa négation puis sa reconnaissance officielle (non assumée) par l’État algérien, et en signe et arme de résistance face à ce qui est perçu comme l’expansion du salafisme. Toutefois, loin de se folkloriser, ce vêtement reste un objet vivant en tant que production économique cousue et/ou portée par des femmes qui affichent en même temps la volonté de s’insérer dans l’entreprenariat et des circuits économiques modernes, et leur adhésion à la revendication amazighe qui fait de la robe kabyle un élément d’identification à l’amazighité conscient et travaillé en ce sens.

Elle tend maintenant à se diffuser au-delà de la Kabylie et contribue, avec d’autres vêtements érigés en tradition, à structurer la représentation de l’espace algérien voire maghrébin. Devenue pour d’autres populations un marqueur de l’amazighité, elle intégre le trousseau des mariées de diverses régions et est portée par des manifestants du hirak algérien en 2019 en réponse à l’interdiction du drapeau amazigh. Cette diffusion extérieure à la Kabylie matérialise cette Tamazgha en construction.

 

b. Constructions de panthéons amazighs, entre imaginaire ancien et nouveaux enjeux politiques et territoriaux (Assam 2020, 2021, A) 

L’élaboration de narrations historiques alternatives et subversives participe aussi de ce processus.[7] Dans le cadre de la revendication amazighe des personnalités qui dénotent par rapport aux mémoires officielles sont héroïsées. Différents matériaux permettent d’observer la diffusion de portraits de héros : poésies orales, genre encore productif dans les sociétés berbérophones ; chansons engagées à partir de 1970; écrits diffusés par différents médias (revues, romans, articles de la websphère amazighe depuis les années 2000); iconographies (affiches, peintures et statues) émaillant certains territoires ruraux ou urbains.

L’anthropologie de la mémoire incite à saisir ce travail de construction et transmission de “souvenirs” partagés comme un travail d’homogénéisation des représentations du passé (Candau 2005). Ces portraits donnent la possibilité de représenter la conception que leurs auteurs se font du monde et qu’ils veulent exposer. Ils s’appuient sur un va-et-vient permanent entre l’individuel et le collectif: une réserve iconique, fonds commun visuel, contribue à façonner les représentations (Belting 2004, 31) et appuie l’interprétation individuelle des images contemplées dans l’espace public qui sont, en retour, intériorisées. Les liens qu’elles établissent entre tous ceux qui se reconnaissent en elles induisent une dimension communautaire partagée contribuant à façonner de nouvelles communautés imaginées.

Les personnalités choisies s’ancrent d’abord dans la région dont elles sont originaires. En Kabylie, des personnalités surtout culturelles, chanteurs ou écrivains en particulier Mouloud Mammeri et Matoub Lounès, sont évoquées par des poésies, des chansons ou des portraits pérennes dans certains espaces publics villageois et urbains. L’ancrage de leur souvenir est renforcé par leur intégration à des commémorations de dates symboliques (Tafsut Imaziɣen ou Printemps berbère, Yennayer...). Iconographies ou citations sont aussi mobilisées lors de manifestations. Dans le Rif, Abdelkrim domine. Loué dans la poésie traditionnelle narrant la guerre du Rif et plus récemment dans la chanson engagée, ses portraits ont été brandis lors de manifestations, notamment celles du printemps marocain de 2011. Ces portraits tendent à renouveler des idéaux en articulant référents anciens et contextes contemporains. Les portraits de Mammeri et Matoub confèrent une visibilité à l’homme idéal de la société kabyle, à travers les motifs exprimés dans les contes ou poèmes de l’ère précoloniale ou de la conquête française : l’amussnaw, savant maîtrisant le savoir traditionnel; le poète engagé, ciseleur du verbe kabyle. Tous deux incarnent l’idéal guerrier réinterprété à l’aune de la résistance à l’oppression culturelle de l’État moderne. De même, Abdelkrim, lion du Rif (Izem Arrifi) ou faucon (rbaz), incarne l’homme accompli. Ces motifs d’un imaginaire pan-berbère, symbolisant la noblesse, l’homme vaillant et puissant, ont été articulés à l’amazighité dans la chanson rifaine engagée.

Ces constructions d’héros amazighs entrent en tension à l’échelle nationale avec la mémoire officielle en raison d’enjeux politiques. Ainsi, à partir des années 1990, Mammeri, héros de l’amazighité, côtoie des héros kabyles de la Guerre d’indépendance algérienne, dans un récit national énoncé depuis la Kabylie, ce qui légitime la revendication identitaire amazighe à l’échelle nationale : ce contre-récit participe d’une lutte pour la redéfinition d’une nation algérienne plurielle. Les représentations rifaines d’Abdelkrim l’inscrivent à la fois dans le cadre valorisé de la région (tamurt) et le combat nationaliste anti-colonial. Puis, avec l’institutionnalisation de l’amazighité au tournant des années 1990-2000, ces figures sont appropriées par les autorités qui modulent leurs représentations. En Algérie, la célébration officielle de Mammeri entourant le centenaire de sa naissance insiste sur l’aboutissement de son combat pour la langue et la culture berbères, et en deçà et au-delà de cette dimension, son rôle dans la littérature algérienne du XXème s. et la dimension universelle de son œuvre. Les autorités marocaines, qui avaient à l’origine minimisé l’importance d’Abdelkrim, ne l’ont reconnu qu’à contre-cœur comme un moudjahid de la première heure, mais à la marge du mouvement nationaliste urbain mené par l’élite arabo-islamique. Depuis, une certaine libéralisation politique à partir des années 1990, et plus significativement à partir de 1999 sous Mohammed VI, une diversité d’acteurs s’approprie cette figure. L’État marocain participe lui aussi à cette compétition pour “neutraliser l’impact potentiellement subversif de cet héritage” (Maddy-Weitzman 2012, 142).

Ces enjeux politiques dépassent les frontières et la circulation de ces figures dans les divers militantismes amazighs contribue à la construction d’une communauté imaginée à l’échelle transnationale. Tamazgha amène alors à dépasser le cadre national encore marqué par la prégnance d’approches uniformisantes et la thèse de “patrimoines linguistiques et culturels indivis.”  brouillant la perception de dynamiques infra et supranationales (Chaker 2006). Mammeri est érigé en héros pour Tamazɣa dans des chansons, poèmes et textes d’autres espaces berbérophones au Maroc ou en Libye. Devenu un symbole de la lutte identitaire amazighe pour les militants marocains, notamment au sein du mouvement amazighe estudiantin, branche plus radicale qui voue “un culte au modèle martyr des Kabyles,” il y est également intégré au schéma de la “dissidence” aux autorités étatiques (Pouessel 2011). Cet horizon élargi, de même qu’un imaginaire pan-berbère retravaillé, ont facilité l’appropriation d’Abdelkrim par les militantismes amazighs non-rifains depuis 2010. Cela est d’autant plus remarquable que les panthéons articulaient jusqu’à présent des personnalités antiques ou médiévales (visant à donner à l’amazighité profondeur et légitimité historique) à des personnalités contemporaines propres à chaque tradition nationale par leur lutte contre les puissances coloniales et/ou pour la revendication amazighe au XXe s. Les acteurs contemporains de la scène politique, jusqu’à présent, connaissaient un ancrage surtout local. Cela confirme une inflexion dans la trajectoire des revendications amazighes: elles intègrent désormais le niveau politique (Desrues et Tilmatine 2017, 9-39). La dimension politique du héros rifain est retravaillée dans les récits mettant en avant l’ameγnas (le militant) amaziγ. L’usage de néologismes dans ce processus pan-amazighe d’héroïsation va dans le même sens: ils expriment des orientations politiques nouvelles à travers l’affirmation du caractère amazigh de la République du Rif et les titres donnés au héros. Amɣar (terme pan-berbère désignant ici une autorité émanant des gens du pays), amenukal (chef élu dans l’Ahaggar), révèlent tout à la fois une conception idéalisée de l’organisation socio-politique des sociétés berbères et la critique des systèmes actuels de gouvernance. Ces narrations modulent le sens de tamurt, entité socio-culturelle ancienne, référent toujours présent dans certains groupes: à travers l’adjectif anamur (national), elle acquiert les attributs d’une nation.

Ainsi, les communautés amazighes demeurent actuellement diverses et il faut tenir compte de leurs variantes linguistiques, leur histoire, leurs références socio-culturelles, leur contexte local, national et maintenant transnational, ces différentes échelles n’étant pas exclusives l’une de l’autre (Silverstein 2013). Un nouveau contre-récit émerge à travers les actions sur le terrain et les discours du Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie[8] qui fait de Mammeri la figure d’un récit indépendantiste: ce mouvement pose à partir de 2001 un nouveau défi dans le contexte maghrébin. Des différences apparaissent aussi dans les portraits d’Abdelkrim, à travers les mots choisis pour le désigner: hors du Maroc, il peut être agellid, terme pan-berbère qui a partout la signification de roi ; au Maroc, il est ageldun (prince), néologisme issu de la même racine mais atténuant les prétentions à une autorité souveraine difficilement conciliable avec la monarchie. L’objectif supposé du leader, l’indépendance politique, est aussi exprimé par différents néologismes. En rifain, azarug, issu du premier travail important d’aménagement linguistique mené dans les années 1970 (Mammeri 1980), semble référer d’abord aux indépendances obtenues au XXème siècle par les nationalismes maghrébins tels qu’ils se cristallisent alors. Malgré cette création néologique pré-existante largement diffusée dans les milieux militants,[9] l’apparition de nouveaux mots (ansiman en nefousi, timunent en kabyle à l’origine employé par le MAK qui revendique depuis 2011 l’indépendance de la Kabylie), pourrait signifier la nécessité d’exprimer une autre émancipation que celle de la tutelle coloniale et/ou d’autres fondements pour la cohésion nationale que l’arabo-islamisme.

En somme, Tamazgha, en changeant de  focal, impose de diversifier les sources des études maghrébines et oriente le regard vers des faits ignorés ou délégitimés jusqu’à présent. Apparaissent les continuités et discontinuités dans les constructions des communautés régionales et nationales à l’ère contemporaine ainsi que l’émergence d’une communauté imaginée à une échelle transnationale renouvelée par le prisme de l’amazighité. Des tensions s’expliquent par les enjeux politiques, sociaux mais aussi territoriaux qu’impliquent des expériences foisonnantes et multiformes de redéfinition de soi allant de l’apparition de nouveaux mouvements ethno-nationalistes à base régionale au rêve d’un peuple amazigh et d’une Tamazgha sans frontière, en passant par des redéfinitions plus inclusives des identités nationales: se profile la question de la capacité des systèmes politiques mais aussi des sociétés elles-mêmes à intégrer un réel pluralisme et à le traduire dans les systèmes de gouvernance.

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[1] Cette réflexion s’appuie sur mes travaux mais également sur les réflexions collectives menées au sein du séminaire de recherche “Maghreb Amazigh” co-organisé avec Karima Dirèche (Telemme, CNRS) à AMU et financé par l’institut SoMuM.

[2] Pour expliciter mon argumentation, j’utilise ici “berbère” pour évoquer le fait linguistique et culturel, “amazigh” pour qualifier ses reformulations en particulier dans les productions militantes.

[3] Des faits révèlent d’autres horizons possibles pour la (re)définition de soi lors de l’intrusion coloniale: l’émigration au Bilad al-Sham rappelle que le monde des Kabyles s’insérait dans d’autres univers plus larges (Régence d’Alger, empire ottoman, monde arabo-musulman). Le regard doit être complété par les sources locales en arabe, ou en berbère transcrit en caractères arabes, tout juste redécouvertes dans le cas de la Kabylie; cette tradition écrite importante dans le Sous est mise en avant dans le militantisme amazigh de cette région dès les années 1960, ce qui explique certaines différences dans les différents discours militants amazighs (El Guabli 2020b). 

[4] Dans une grande partie du domaine berbère, amur désigne la part obtenue lors de tout type de partage (partage des terres collectives allouées pour l’usufruit d’une saison ou héritage). Dans certaines régions, le pendant féminin, tamurt, a le sens de bien foncier, terre natale, pays: tamurt n Leqbayel (le pays des Kabyles), tmurt n Arrif (le pays du Rif)

[5] La dénonciation du “mythe kabyle” et de son utilisation à l’ère coloniale occulte parfois la diversité des discours sur cette société, objet par ailleurs de critiques négatives voire “anti-kabyles” dans un contexte d’évolutionnisme dominant.

[6] La superposition de plusieurs robes cousues a probablement été mal interprétée comme une inadaptation du vêtement au climat : dans le domaine berbère, la superposition de plusieurs pièces identiques, pratique répandue, constituait un signe de richesse et d’élégance.

[7] Sur ces récits, voir pour l’Algérie (Dirèche 2017) et le Maroc (El Guabli 2020a). Outre les récits, des matérialités (drapeau, tifinaghs dans la sphère publique) appuient ces narrations subversives.

[8] Premier mouvement autonomiste créé après le soulèvement du “Printemps noir” de 2001.

[9] Le terme est usité en Algérie, au Maroc, et jusqu’aux Iles Canaries (nom d’une organisation indépendantiste canarienne).

How to Cite:
Assam, M., (2023) “Tamazgha: espace(s), langue(s) et communauté(s) en construction au Nord de l’Afrique”, Tamazgha Studies Journal 1(1), 35-44.

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ISSUE

Volume 1 • Issue 1 • Fall 2023
Pages 35-44
Language: French

INSTITUTION

Aix Marseille Université, CNRS, IREMAM, Aix-en-Provence, France

Keywords: Tamazgha, Amazigh, berbère, ethnohistoire, robe kabyle, panthéons mémoriels